Il y a un mois de ça, j’ai embarqué trois paquets de Fritelle, du houmous, des blinis et deux bouteilles de vin trop tiède, et j’ai dit à mon vieux mari punk : « Salut, je pars voir mes copains« .
Mes copains.
24 ans que je n’avais pas employé cette expression ni ne les avais vus.
En 1989, j’avais un chouchou en satin turquoise dans les cheveux, des fuseaux en velours côtelé et beaucoup trop de t-shirts LC Waïkiki dans mes tiroirs. L’album Alors regarde venait de sortir et j’aurais vendu ma mère, deux fois que je l’aurais vendue, pour assister à un concert de Patrick Bruel et chanter J’te l’dis quand même dans le public avec un briquet allumé. Mais à 8 ans, les enfants ne sont pas censés jouer avec des briquets ni assister à des concerts de variétoche, c’est fou ce que la vie est contrariante parfois.
Avec les copains, on chantait toutes les chansons de l’album dans le bus qui nous emmenait en classe de neige, on les connaissait par coeur je vous jure, enfin surtout les filles car les garçons étaient beaucoup trop occupés à gonfler les semelles de leurs Pump à mille francs pour s’intéresser à Bruel. Dans une chanson, le couplet se terminait par « et toi Evelyne », et je ne sais pas si vous imaginez ce que ça représente en 1989, quand on a 8 ans et qu’on est affublé d’un ridicule prénom d’esthéticienne quinquagénaire, d’entendre son idole mentionner son prénom dans une chanson. Ca vaut bien la fois où Vic Godard a répondu à un de mes mails, je vous assure. Alors nous, on écoutait toute la cassette de l’album en boucle dans nos écouteurs en mousse orange, et on se disait que nous aussi, on se donnerait rendez-vous dans dix ans, même jour même heure même pomme.
Et on l’a fait. Avec quatorze ans de retard, mais c’est un détail. Pendant que des gens solidaires et altruistes utilisent les réseaux sociaux pour sauver les victimes de la maladie de Charcot en se versant des seaux d’eau sur la tête (gageons que ce sera plus efficace que la tentative d’éradication du cancer du sein grâce à la révélation de la couleur de sa culotte), d’autres personnes totalement superficielles et égoïstes utilisent quant à elles lesdits réseaux pour retrouver leurs vieux copains, les salauds. Et pour lancer l’idée d’un apéro avec le maître, 24 ans après la sortie de Gremlins 2, avec ou sans maladie neurodégénérative.
Je n’ai jamais été particulièrement fan de ces rassemblements pseudo nostalgiques plus voués à pouvoir évaluer les méfaits du vieillissement sur ses anciens camarades de classe qu’à se rappeler de bons souvenirs. Revoir les anciens élèves du collège ou du lycée ? L’idée ne m’aurait pas particulièrement emballée je crois, et pour être parfaitement honnête, je n’aurais peut-être pas sacrifié un samedi après-midi pour ce genre de retrouvailles pleines de mauvaise foi où chacun fait mine de vous apprécier alors que, soyons honnête, personne ne vous a jamais considérée autrement que comme la fayotte du premier rang qu’on n’invitait même pas aux boums du mercredi après-midi.
Oui mais là, on parle d’autre chose. Ces copains là, ça a quasi été la famille, pendant toutes ces années. Presque dix ans à se côtoyer tous les jours, à l’école, au club de foot, à dormir les uns chez les autres les samedis soirs, à faire du camping dans la tente du jardin pendant les vacances scolaires, et à toujours s’ennuyer ensemble ce qui revient finalement à ne jamais s’ennuyer. Il fallait à l’époque regrouper les mômes de quatre village pour réussir à remplir une seule classe et si l’on était certes bien loin de la classe unique, les classes à deux niveaux étaient coutumières car les gosses des bleds alentour finalement pas si nombreux. Me reprochera-t-on de faire dans le mélodrame ou d’en faire largement trop si j’affirme que ces gosses et moi, on a carrément grandi ensemble ? Je ne pense pas. Car les gosses de la campagne ont (ou avaient) cet avantage de pouvoir prolonger les amitiés de cour de récré au-delà de leur journée de classe, traînant inlassablement leur vélo de cross dans les ornières du stade de foot plus tellement entretenu, dessinant des flèches à la craie sur les trottoirs pour un énième jeu de piste dans les rues du village, ou misant leurs dernières billes sur une plaque de bouche d’égout avant de rentrer apprendre leur récitation et se faire engueuler pour les tâches d’herbe sur les genoux de leur jean taille haute. Quant à l’instituteur en blouse bleue et son vieux chien blanc, sa façon de faire la classe ressemblait tant à ce que l’on nomme aujourd’hui l’instruction en famille que se rendre à l’école, c’était un peu être chez soi, aussi douillet et sécurisant qu’à la maison, avec Nicky Larson en moins et les autodictées en plus.
Alors quand il a été question de se remémorer le bon vieux temps autour d’un bol de Curly, personne n’a hésité, ni les copains ayant déserté la Lorraine au profit de climats plus cléments, ni même le maître qui a délaissé son lieu de retraite pour nous faire l’honneur de sa présence.
Evidemment tout le monde n’a pas pu venir. Ou n’a pas voulu. Certains ne se sont pas pointés et n’avaient même pas de mot d’excuse signé par les parents, je vous jure, tout se perd, y a plus de respect. Mais l’essentiel du groupe était là et laissez-moi vous dire que ce fut drôlement chouette de voir s’amener une à une toutes ces ganaches familières, avec autant de décontraction que si on s’était quittés la semaine dernière.
Il y avait les premières de la classe, le cancre, le mec cool et nonchalant (qui est resté cool et nonchalant), et si plus aucune fille n’arborait désormais de serre-tête en velours ni de mini vague dans les cheveux, on peut dire que tout le monde ou presque était là et que c’était drôlement bien de se retrouver.
Mais le plus cool, c’était de voir tous ces trentenaires parler de leur ancien instituteur en disant tout naturellement « le maître« , comme si sa blouse bleue délavée ne l’avait jamais tout-à-fait quitté, comme si nous ne pouvions décemment pas désigner ce bonhomme d’une autre façon que celle-ci tant il avait fait partie de notre vie. « Hé les gars, lâchez le bol de chips et la tapenade, le maître veut qu’on fasse une photo de groupe ». « Quelqu’un veut une part de tarte aux quetsches ? C’est le maître qui l’a faite ».
Vous savez ce que ressassent les parents, quand on a 8 ou 10 ans et qu’on se plaint de l’école ? « Arrête de te plaindre et profite donc, ce sont là tes plus belles années ». Eh bien même a trente ans, il est difficile d’admettre que nos parents avaient raison. Si j’avais su, du haut de mes huit ans, dans mon t-shirt Poivre Blanc trop grand, que j’étais en train de vivre les années les plus douces et les plus insouciantes de toute mon existence, j’aurais jamais voulu le croire, jamais. Et pourtant, comme d’hab, mon père, qui a toujours raison sur tout (y compris sur la nécessité de bétonner les fondations d’un poulailler) ne s’était pas fichu de moi sur ce point-là. Car si nous disposions aujourd’hui d’accès à des vortex spatio-temporels ou à des De Lorean volantes, laissez-moi vous dire que je ne programmerais pas mon convecteur temporel sur 2072 pour avoir un aperçu de l’apocalypse et de l’humanité cannibale, ni sur 1969 pour prendre des bains de boue à Woodstock avec ces foutus hippies, non, je programmerais simplement la mienne sur 1989 pour passer à nouveau trois années à courir dans le pré de l’école avec le chien Bobby, à apprendre l’anatomie du hanneton sous le gros tilleul de la cour et surtout, surtout, pour revivre les boums de fin de classe de neige et danser en transpirant dans mon sous-pull fuschia jusqu’à une heure complètement zinzin (22 heures, donc).
Mais au lieu de cela, il ne nous reste que des souvenirs, ce qu n’est déjà pas si mal.
Et s’il est une seule qualité qu’on doit me reconnaître, c’est bien celle de ma mémoire infaillible (et aussi ma propension à parler à mes poules que j’affuble de prénoms humains, mais ça, c’est une autre histoire). Demandez-moi de vous rapporter n’importe quel événement ayant eu lieu entre la salle de classe et la cour de récré entre 1984 et 1992 et vous pouvez être sûr et certain que j’ai ça en stock, à tous les coups. La première comptine qu’on a apprise au CP ? Trop fastoche, c’est celle de l’hirondelle qui jouait à la marelle sur le dos d’un arc-en-ciel. Le tournoi de foot inter-écoles en CM2 ? Facile, c’était ce jour où le maître avait complètement oublié le rendez-vous et donc omis de préciser que nous devions venir en tenue de sport. J’ai joué cette fois-là en ballerines et sans chaussettes et pas marqué un seul but, cela va de soi. Le pique-nique de fin d’année et la randonnée dans les bois ? On avait déjeuné sur l’herbe dans un champ miné de bouses de vaches, c’était bucolique comme pas deux.
Et puis tout le reste.
Le jour où le maître a surpris Michaël en train de fumer une Marlboro dans les WC des garçons. En CM1, oui. D’ailleurs qui a des nouvelles de Michaël ? Personne n’a réussi à le contacter ? Ah. Bon. Il est peut-être en liberté conditionnelle.
Le jour où Laure m’a fait accuser de vol en classe de neige, en planquant un de ses objets dans le tiroir de ma table de chevet, la garce.
L’hiver à l’école, le pré enneigé, les bonhommes de neige et la tentative de construction d’un igloo.
La classe qu’on faisait dans la cour, à l’ombre des arbres, quand il faisait vraiment beau.
L’herbe de tonte du pré qu’on entassait pour s’en faire des coussins géants avant de se jeter dedans et de s’en mettre plein les cheveux.
La fois où Michaël a acheté un jeu de cartes porno dans les tirettes de la fête foraine et l’a disséminé aux quatre coins de la cour de récré. Sacré Michaël va.
L’observation des têtards dans une bassine dans la cour de récréation.
Les interminables parties de balle au camp.
Le jour où Xavier est rentré chez lui pour la brève pause déjeuner et où sa mère a eu la bonne idée de lui couper les cheveux. Et où, manquant de temps, elle a fini par l’envoyer à l’école avec les cheveux rasés sur la moitié de la tête seulement.
Les éponges à craie qu’on devait taper contre le mur à tour de rôle afin de les épousseter.
La vieille estrade en bois qui craque.
Le jour où le maître s’est payé une nouvelle blouse bleue flambant neuve qui lui seyait beaucoup moins que la précédente. Et où on s’est tous moqué de lui, au point qu’il a ressorti le lendemain sa blouse au bleu passé qu’il n’a plus jamais troquée contre aucune autre.
La course à la meilleure moyenne du trimestre entre Manon et moi pour être « preum’s ».
Romain qui lit des Tom-Tom et Nana sous sa table au lieu de suivre la leçon d’orthographe.
La fête de l’école où on avait dansé le grand square en tenues de cowboys.
L’observation d’un sphinx tête de mort dans le mini terrarium qu’on avait fabriqué à partir d’une bouteille en plastique.
Le porte filtres à cafés qu’on avait fabriqué pour la fête des mères.
Cédric le surdoué qui connaissait par coeur tous les os du squelette humain et qui fabriquait des origamis pendant les cours de grammaire.
Christophe, ses joues rouges et ses oreilles décollées, qui attrapait les mouches, leur arrachait les ailes, et les entassait dans le réservoir de son taille crayon, avant de faire un lâcher de mouches estropiées dans les cheveux des filles.
Les remarques du maître au stylo rouge, dans la marge du cahier d’expression écrite (« J’avais dit une rédaction Evelyne, pas un roman ! »).
Les chorégraphies du club de danse qu’on répétait à la récré en chantant la reprise de Blame it on the boogie par Big Fun. En yaourt.
Et tout le reste.
Après deux heures de t’as pas changé qu’est-ce tu deviens, après avoir ressassé le bon vieux temps et chialé de rire devant les photos de nos trombines de gosses et nos sourires de dents de lait, on a eu envie de refaire une photo de classe, comme à l’époque. Avec le maître bien sérieux au milieu de nous tous, et nous dans les mêmes postures. Et dans la cour de l’école, comme avant, sinon ça ne compte pas.
Pour bien faire, on aurait voulu avoir prévu le coup et avoir travaillé notre look comme en 1990 mais on s’est dit que c’était déjà pas si mal d’avoir réussi à se caler après toutes ces années. Pour le coup, ça m’aurait obligée à me trouver un nouveau bermuda cycliste en lycra et un t-shirt Simpsons qui m’arrive aux genoux. Et surtout, à me refaire la « mèche » dans les cheveux, en les crêpant bien et en mettant deux tonnes de Studio Line pour que ça tienne jusqu’au vendredi de la semaine suivante. Alors on a fait comme on a pu, avec les moyens du bord et avec ceux qui étaient là, et on a engueulé les garçons qui voulaient faire la photo avec des canettes de 1664 dans la main, et y en a même qui ont dit « Qu’est-ce qu’y a les fayottes, vous croyez que vous allez pouvoir nous cafter au maître comme en 1990 ?« , les petits fumiers indisciplinés. Et comme on voulait pas qu’ils gâchent la photo, on a tout ratché au maître et les garçons ont pas moufté.
et 2014 :
(on est toujours jeunes et beaux, je trouve) (surtout le maître)
Et après avoir pris suffisamment de photos, manqué de pleurer pendant le discours du maître, échangé quelques numéros de téléphone et beaucoup disserté sur la légitimité du port du chouchou en velours, on s’est dit qu’il était temps de se dire au revoir. Et contrairement à ce que raconte la rumeur locale, non, on ne s’est pas du tout introduit par effraction dans les locaux de l’école par une fenêtre laissée ouverte, ça non, on n’aurait jamais osé, parce que c’est illégal m’sieurs dames, parfaitement. On est des gens bien. On respecte la loi. On ne se faufile pas par des fenêtres ouvertes pour constater que les salles de classes aseptisées et les tableaux Velleda, c’est nul, ni pour s’apercevoir que la vieille estrade qui craque a été reléguée dans un débarras, scandale. Non, ça, on ne le fait pas. Et bref, avoir avoir pesté contre l’école qui ne sent plus la cire ni la craie et s’être aperçu que ce que nous nommions « le petit bois » n’était en fait qu’un bosquet de trois arbres qui en jetait vachement moins que dans nos souvenirs, on a décidé de repartir chacun chez soi . On a bu un dernier verre, ce qui faisait le dix septième pour certains, ne comptez pas sur moi pour vous balancer des noms, je vais encore me faire traiter de cafteuse. Moi, j’ai repris un Canada Dry, pas seulement parce que je ne supporte plus l’alcool mais surtout parce que je continue à boire des trucs classe et tendance comme dans les années 90 (sorry, I’m cool). Et puis on a fait un dernier calcul et on s’est dit qu’attendre à nouveau 24 ans pour se revoir, ce serait tout de même ballot, et y en a un qui a ajouté « Oh ben oui, surtout que d’ici là, certains d’entre nous seront peut-être morts« , je vous dis pas la grosse ambiance que ça a mis. On a regardé une dernière fois les photos de la classe de neige à Chatel, on s’est rendu compte que le moniteur de ski sur qui on bichait toutes était en fait super moche, avec le recul (faut dire qu’on n’avait huit ans, lui dix-neuf et une guitare électrique avec un mini-ampli, je vois pas comment on aurait pu ne pas tomber amoureuse de lui). Du coup, on s’est dit qu’il valait mieux s’en tenir là, et arrêter de ressortir les vieux dossiers parce que maintenant tout est très moche et tout petit, comparé à avant. Mais hors de question de terminer sans une dernière pensée pour la boum de fin de classe de neige et mon sous-pull rose :
A la boum de la classe de neige, les gamins ne se contrôlent plus.
ce billet est génial ❤
C’est vrai que t’as pas changhé, morue, va ❤
Il y a un moment où j’ai cru que tu étais dans MON école (oui, moi aussi j’ai eu 20 ans en l’an 2001…). C’était bon à lire, ce billet, meilleur même qu’une chanson de Patrick (je crois).
Il était génial cet article, j’aurais aimé qu’il dure encore le triple (au minimum)
Je suis arrivée sur ce blog par l’article « home sweet home » qui circule pas mal sur les internets. Par curiosité j’ai prolongé la lecture. Voilà, je pleure un peu. Mon école c’était la même, avec une maîtresse, 10 ans plus tard, un peu plus au sud-ouest. Bref, continuez comme ça, ce que vous faites est absolument magnifique.
Et le maître il a rien dit quand il a vu que tu t’étais toute dessinée sur les bras ? …
Je n’aurai que 3 choses à ajouter : 1- team 1981 POWER ; 2- Patriiiiiiick ! ; 3- Quand j’ai revu mon maître et qu’il m’a fait la bise, ben mon cerveau il a buggué.