Il n’y a de diamants que sur terre

Il paraît que durant les quelques secondes qui précèdent la mort, on revoit tout le film de son existence. Mais comme personne n’est jamais revenu de là-bas pour confirmer cette rumeur, on ne peut que se contenter de prendre les paris et de se demander à quoi ressemblera le best of accéléré de notre propre vie.

J’ignore ainsi si mon film comportera mes scènes préférées. Celle des enfants agitant leurs petites mains emmitouflées depuis le carroussel de la grande place. Celle des siestes estivales entassés tous les six dans un lit trop étroit, à lire et somnoler en se tenant trop chaud sans pour autant parvenir à se délier les uns des autres. Celle du nouveau-né gluant que l’on pose sur mon ventre et que je cramponne en pleurant beaucoup et en riant un peu. Celle du premier baiser qui sentait la bière tiède et dont je voulais me rappeler pour toujours. Celle des amitiés parfaites et des vacances dans la maison pleine de sable qui nous donnaient l’impression d’être éternels.

En revanche, s’il y a une chose que je sais désormais, c’est ce qui arrive lorsqu’on la frôle de justesse, la mort. Lorsqu’on manque de poser le pied, rien qu’un peu, de l’autre côté, mais que la vie nous rappelle à elle d’un coup d’un seul avec son aveuglante luminosité. Lorsque l’on voit la fin nous arriver dessus si vite et si violemment que l’on a tout juste le temps d’esquisser la pensée suivante : « Alors c’est comme ça, quand on meurt ? ».

Dans ces moments-là, le cerveau se contente de figer un souvenir. Une petite chose laissée en suspens. Moins importante que tout le reste, mais ayant la particularité d’être inaboutie, comme si les toutes dernières ressources étaient entièrement dirigées, non pas sur ces enfants tant aimés qu’on ne serrera plus jamais dans ses bras, mais étrangement,  sur un tout petit regret qui symbolise à lui seul ce sentiment d’inachevé.

Et dans mon cas, ça a été Fitzgerald.

Je me rappelle du choc, de la vitre brisée, de la tête qui tape et retape, du monde qui tourne soudainement beaucoup trop vite autour de moi, des mains qui cramponnent le volant avec force pendant que le cerveau relativise très étrangement en se disant que ce véhicule va bien s’arrêter un jour, puis qui doute un bref un instant et contemple la scène au ralenti, en trouvant cela intéressant de connaître soudain ce que cela fait de mourir. Et puis tout à la fin, pendant la demi-seconde décisive qui décidera si le quasi envol de la voiture sera interrompue par l’angle du mur ou par un miracle absolu, il y a cet infime regret qui surgit, comme un au revoir un rien amer à l’existence. Et le mien ressemblait à ça : « Dire que je pars sans avoir terminé mon bouquin de Fitzgerald« .

Par chance, le petit miracle se trouve juste sur la trajectoire et prend l’apparence d’une jardinière en béton parfaitement désuète, posée là depuis toujours ou du moins depuis cinquante ans. On s’est toujours demandé pourquoi les vieux s’entêtaient à sceller leurs bacs à fleurs dans le béton. De peur qu’on les leur vole, peut-être ? Mais qui aurait idée de voler une jardinière en béton ? Maintenant je sais. Les vieux scellent leurs bacs à fleurs non pas pour empêcher leurs voisins de s’emparer sournoisement des géraniums et des gerberas, mais parce que l’univers sait déjà qu’il faudra qu’un jour, cinquante ans plus tard, le bac en béton se trouve pile à cet endroit là, ni un peu plus à gauche ni un peu trop à droite, et qu’il remplisse sa destinée de bac à fleurs scellé, permettant à un spécimen du genre humain d’achever enfin les nouvelles de Francis Scott Fitzgerald.

« Madame, vous m’entendez ? Regardez-moi. Regardez-moi madame, ne vous endormez pas, restez avec moi. Ne dormez pas, écoutez-moi, on va vous sortir de là !
– Où est mon livre de Fitzgerald ?
– Madame, vous êtes en état de choc, écoutez-moi, ne lâchez pas ma voix et dites-moi votre nom. Vous vous rappelez votre nom ? Dites-moi comment vous vous appelez. Savez-vous où vous vous trouvez ?
Un diamant gros comme le Ritz, c’est ça le titre. »

Et ils ont continué à me demander comment je m’appelais pendant quelque chose qui m’a paru durer un petit quart d’heure alors que j’apprendrai plus tard que c’est près de trois heures qui se sont écoulées. Près de trois heures à répéter mon nom et mon adresse, et à confirmer que je pouvais bouger mes jambes et mes bras, et que j’allais bien, pas la peine de paniquer, que je sentais juste des os brisés du côté gauche, et puis peut-être aussi une dent ou deux, car j’ai l’impression d’avoir du sable dans la bouche, et oui je sais, je sais ou je suis, je reconnais l’hibiscus en fleurs de Gaby et je pleurerais presque de voir les pompiers le mettre en pièce sous prétexte qu’il faut bien me désincarcérer, c’est un hibiscus qui n’a rien fait pour mériter ça, il s’est juste trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, exactement comme moi, et je sais comment je m’appelle je vous l’ai dit vingt fois, peut-être trente, d’ailleurs je ne sais plus très bien si vingt est inférieur à trente ou si c’est l’inverse, je sais seulement qu’on apprend cela à un moment à la petite école mais je ne me rappelle plus dans quelle classe, de même que j’ignore si j’ai des bébés chats à la maison ou si je les ai rêvés, c’est marrant d’ailleurs parce que ça a l’air si réel, cette histoire de chatons, et je sais que de l’autre côté de la rue, c’est la voix de mon père qui peste et qui hurle que c’est sa gosse et qu’il faut la sortir de là, mais moi tout ce que je veux savoir, c’est qu’on me dise si je l’ai rêvée cette histoire de chats, et qu’on vérifie dans mon sac si j’ai bien mon livre de Fitzgerald. Tout le monde se fout de Francis Scott même quand j’explique que je n’ai pas eu le temps de le finir, que c’est important pour moi de le terminer, parce que je ne sais même pas comment s’achève cette nouvelle avec la jeune fille perdue dans le labyrinthe de glace, et je veux que l’on vérifie sur la banquette arrière car mon livre doit bien être là, juste à côté des dahlias, il sont roses et il y en a trois, ne les jetez pas je viens de les payer,  je ne veux pas perdre un livre et trois fleurs dans la même journée, je suis passée à la jardinerie juste après ma leçon de piano et ce qui est étrange c’est que je ne parviens pas à me rappeler du morceau que j’ai joué ce matin, j’ai beau essayer ça ne revient pas, pas plus que cette histoire de chats. Je suis fatiguée et j’ai froid, si froid, et je n’ai plus envie qu’on me rassure alors que je tremble si fort sans le vouloir sous la couverture métallisée, je ne veux pas qu’on me dise de ne pas avoir peur de cette machine horriblement bruyante qui va mettre mon véhicule en pièce, je dis que je n’entends rien et c’est vrai, je n’entends pas le bruit, et puis la voiture était vieille de toute façon, regardez il y a encore une vignette Quick drive 2004 dans un coin du pare-brise, à l’époque ça donnait droit à un sandwich gratuit pour chaque burger acheté quand on passait au drive, je vous assure que c’était vraiment une autre époque, au moins on savait vivre, mais tout cela ne me dit pas où est passé mon livre de Fitzgerald.

Je veux dormir un peu mais on me dit que c’est interdit et on me hurle ça comme si je risquais de ne jamais me réveiller, je trouve ça un peu absurde parce que je suis seulement fatiguée, si fatiguée, et je voudrais avoir la force de revendiquer le droit des accidentés au sommeil pendant les désincarcérations et j’ai envie de rire un peu mais je me retiens, parce que tous ces gens ont l’air si sérieux et se démènent tant qu’ils risqueraient de mal le prendre, alors je ne dis rien, pas même quand on commence à découper mon pull imprimé léopard presque neuf pour accéder à mes veines, et puis comment rire alors que ce pompier tient ma tête entre ses mains depuis au moins vingt minutes ou peut-être trente ans, n’arrêtant pas de me répéter qu’il ne va pas me lâcher, et moi je lui parle du diamant gros comme le ritz ou bien peut-être pas, peut-être que c’est juste dans ma tête tout ça et qu’aucun mot ne sort à part mon identité qu’on me demande de décliner en boucle, alors que ce qui est important, c’est quand même que tout le monde sache, quand je serai partie, que ma nouvelle préférée au monde de Francis Scott Fitzgerald, c’était bien celle-là, c’est celle du gros diamant.

Et puis au bout d’un moment, on comprend qu’on va rester en vie. Et on se rappelle que le livre est rangé sur la table du salon, avec cette petite pierre de pyrite si brillante posée dessus, et sa couverture rose représentant quoi déjà ? Un homme dans une piscine, sur un toit, qui regarde des buildings, ou quelque chose comme ça. Et dans quelques jours ou quelques heures on me reconduira chez moi, un peu brisée sans doute mais tellement en vie, et je sais que sur la table blanche du salon, celle avec un pied compas bancal qui menace de s’effondrer, juste là, se trouvera mon livre de Fitzgerald. Et c’est si rassurant.  « Il n’y a de diamants que sur terre » et avouez que ça aurait été drôlement dommage de quitter la terre sans avoir fini ce livre-là.

 

 

Si toi aussi tu veux vivre l’histoire de ce diamant-là, c’est le moment de cliquer :

 

5 thoughts on “Il n’y a de diamants que sur terre

  1. Merveilleusement écrit, comme d’hab.
    J’espère que ton rétablissement est harmonieux.
    Bises de réconfort.

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