Le parfum

Papa s’est trouvé une nouvelle maladie. Il a perdu la quasi totalité de ses capacités olfactives, dit-il.

Une étrange maladie pour le moins sélective, cela étant, puisqu’il affirme ne plus sentir, désormais, que les odeurs agréables. Allez savoir par quel mystère, les mauvaises odeurs se sont mises à lui échapper totalement.

Toujours est-il qu’il parle volontiers de sa nouvelle maladie comme d’une sorte de malédiction, un mauvais sort qu’on lui aurait jeté pour le punir d’avoir éradiqué les populations locales de salamandres et de têtards entre 1963 et 1966, en les faisant cuire dans une gamelle au-dessus d’un feu de camp.  Ou pour avoir mis le feu au champ du voisin en 1968. Ou volé tous les chewing-gums gagnants de l’épicerie familiale, contraignant sa pauvre mère à gérer les réclamations des gosses de la rue de Lorraine qui l’accusaient d’escroquerie aux chewing gums verts. Ainsi, pour le punir de ses nombreux méfaits, la providence l’a accablé de cet étrange mal qui le contraint à ne plus sentir que ce qui pue, ce qui est certes assez ballot.

« Voilà une plutôt bonne nouvelle », lui ai-je néanmoins fait remarquer. Car imaginons l’inverse : si mon vieux père avait subitement été condamné à ne plus jamais sentir aucune bonne odeur, ni celle du café au lait, de la tarte aux quetsches qui sort du four,  des draps qui sèchent au soleil, du jardin mouillé après la pluie, ni celle des pétards pendant le feu d’artifice, ne serait-ce pas nettement plus tragique que de ne plus sentir l’odeur des têtes de crevettes qui suintent dans la poubelle de la cuisine ?

« Imagine papa, si tu ne pouvais plus jamais sentir la bonne odeur des livres neufs ?

– Qu’est-ce que j’en ai à foutre, des livres neufs ? Tu sais bien que j’ai lu qu’un seul livre dans ma vie, et c’était Les Patins d’argent. Alors l’odeur des livres neufs, j’peux t’dire que j’en ai rien à secouer. Non, c’est pas ça le problème. Ce serait quand même plus commode de ne sentir que ce qui pue. Là, j’en suis au stade où j’ose même plus lâcher une caisse ni même aller chier dans un lieu public. Parce que je suis même plus en mesure de savoir si je pue ou pas. Et être infoutu de renifler l’odeur de ton propre cul, c’est un sacré handicap, l’air de rien. Tu perds tous tes repères, t’es perdu. »

Un peu comme quand on vous ampute du petit orteil, paraît-il.

Et puis, avec le désespoir de l’homme qui se sent rongé par le mal et finit par se résigner, tel un héros tragique, il a trempé son pain dans la sauce du gigot et il a dit sur un ton très solennel :

« Tu pourrais me présenter une tartine de merde que j’te la boufferais les yeux fermés. Voilà où j’en suis. »

Gageons que l’Eternel, dans sa grande miséricorde, pardonnera pour les chewing gums verts, pour le génocide des batraciens de Meurthe-et-Moselle et  puis aussi pour le chien attaché au traîneau de ses enfants en hiver 1987 (n’est pas Jack London qui veut). Que l’homme honnête expie ses pêchés mais qu’il retrouve, de grâce, la faculté de profiter à nouveau du remugle de ses vesses. Amen.