Over the top

Quand nous étions enfants, nous n’avions pas de croquemitaine. A la place, nous avions « Bill Balo ».

Bill Balo travaillait à l’usine avec notre père et à en croire ses dires, c’était de loin le type le plus costaud qu’il n’ait jamais rencontré. « Si Bill Balo te colle une beigne, t’as plutôt intérêt à avoir la tête bien accrochée« , disait-t-il. « Sans ça il te l’envoie valdinguer dans le décor« .

Bill Balo était l’homme le plus fort du monde. Et il aurait fallu être fou pour se frotter à lui, voilà ce que nous en retenions.

Le jour où j’ai fait pleurer ma soeur en lui faisant croire qu’elle était une enfant adoptée, mon père m’a collé une rouste derrière la tête et m’a sagement rappelé ceci : « Arrête de chialer et dis-toi que t’as du bol que ce soit moi qui t’en colle une plutôt que Bill Balo« . Bill Balo était-il un monstre massacreur d’enfants ? Non. Juste l’homme le plus fort du monde.

Alors bien sûr, je m’efforçais d’être sage pour ne pas avoir à subir les foudres de ce bon vieux Bill, qui risquaient de s’abattre sur moi à chaque fois que je refusais de me brosser les dents ou de réciter la table du 7 avec exactitude. Et ayant bien retenu la leçon, je ne mouftais pas quand une taloche venait me remettre les idées en place, bienheureuse que la paluche paternelle s’abatte entre mes oreilles là où celle de Bill aurait pu faire valser ma tête hors de mes épaules.

J’ai donc passé une bonne partie de mon enfance à vouer une sorte d’admiration doublée de crainte pour ce Bill Balo, homme le plus fort du monde de son état, que j’imaginais à l’usine où travaillait papa, portant à lui tout seul des carrosseries de voitures sur ses épaules et déplaçant des poutrelles à une seule main.

Maintenant que je suis une grande fille, j’élabore mes propres menaces douteuses pour recadrer et effrayer mes enfants. N’ayant pas de collègue de boulot rudement costaud (et n’ayant pas de collègue de boulot du tout) (et n’ayant pas de boulot, d’ailleurs), je fais sortir de mon cerveau malade des monstres autrement plus terrifiants que Bill, quoique moins balèzes. Mes enfants à moi ne craignent pas le décrocheur de têtes aux biceps d’acier mais le renard enragé qui a décimé nos poules l’hiver dernier et qui, dans un accès de folie meurtrière, pourrait très bien s’en prendre à leur blanche gorge : après tout, du poulailler à une chambre d’enfants, il n’y a qu’un pas. Et faute d’avoir à ma disposition des collègues musclés, je me suis mise à fréquenter des endroits où l’on croise souvent du grand gaillard balèze capable de ratatiner un crâne d’enfant, ça me rappelle mon enfance voyez-vous.

L’autre jour, j’étais donc à l’une de ces journées portes ouvertes dans un magasin de moto.

L’après-midi se déroulait tout-à-fait convenablement,  avec son quota de motards en cuir noir, de parents ayant, pour l’occasion, coiffé leur rejeton à l’iroquoise et de types à chapeaux de cow boys, comme ce barbu qui m’acheta des marionnettes zombies en me disant : « Ils me rappellent mes clients tiens. Faut savoir que j’ai été fossoyeur pendant douze ans« . Et tandis que les moteurs vrombissaient, que le commentateur fou commentait et que sur scène, un duo reprenait Blue Moon of Kentucky en yaourt, deux types balèzes se sont plantés juste devant mon stand pour déplier et installer une table, et pas n’importe quelle table : une table de bras de fer.

Sur scène, on achevait Good Golly Miss Molly – et Little Richard par la même occasion – lorsque le commentateur reprit : « Comme vous pouvez le constater, on est en train d’installer la table de bras de fer juste devant la scène. Alors les costauds, c’est le moment de vous manifester, on attend vos inscriptions pour la compétition de bras de fer qui débutera dans un petit moment !« .

Etre aux premières loges d’une compétition de bras de fer, cela n’arrive pas tous les jours. Et tandis que les candidats se faisaient désirer et tardaient à se présenter aux inscriptions, je laissais mon acolyte se charger de vendre des zombies à d’autres fossoyeurs nostalgiques pour aller tailler le bout de gras avec les deux costauds. J’apprenais ainsi très vite que le bras de fer, que j’avais toujours plus ou moins considéré comme un passe-temps post-beuverie auquel on s’adonne sur un coin de table ou sur le comptoir d’un bar, est en fait une discipline très sérieuse ayant sa propre fédération, comme tout sport qui se respecte. « Tu regardes jamais Eurosport ou quoi ?« . Et non, en dépit de la fascination que je voue au curling, je ne regarde jamais Eurosport, me voilà démasquée. « Si tu regardes Eurosport, tu pourras voir les compétitions officielles de bras de fer international » me dit Hadji qui, dans le milieu, se fait appeler « the Tiger ». Son confrère, un grand balèze tatoué au crâne rasé, se présente comme le président du club et me parle avec le plus grand sérieux des compétitions officielles, des différentes catégories dans lesquelles l’on peut concourir, de sa fonction d’arbitre international et de ses plus fameux duels, comme cette finale où, au Canada,  il a battu le champion en titre après un combat acharné qui a nécessité qu’il soit sanglé à la table. Tandis que Tiger insistait pour que je m’inscrive dans la catégorie femmes, que je refusais poliment en invoquant le ridicule de mes bras mollassons, son collègue enchaînait sur un « Tu ne sais pas ce que tu vaux tant que tu n’as pas essayé« , et j’aurais bien pu finir par accepter si je n’avais pas été à jamais traumatisée par cette vidéo d’une jeune femme se démettant le bras lors d’un duel de bras de fer. Je promis donc de consulter ses vidéos :

« C’est pas compliqué, tu tapes mon nom sur Google et tu tomberas sur ce duel dont je te parle. Mon nom c’est Bill. »

– Bill. Juste Bill ?

– Ouais, Bill. Enfin Bill Balo, c’est comme ça qu’on m’appelle ».

Ainsi fis-je, de la façon la plus inattendue qui soit, la rencontre de mon croquemitaine, du redoutable costaud censé venir me mettre une torgnole si je m’obstinais à marcher sur le carrelage sans pantoufles, l’homme le plus fort du monde et de l’usine, celui dont j’avais été jusqu’à remettre l’existence en doute. Bill Balo le costaud n’était donc plus un mythe, il était là, en chair et en os, aussi fort que ce que la légende le prétendait. Et croyez-moi, ce n’est pas tous les jours que l’on tombe sur son croquemitaine, d’autant que ce croquemitaine là n’a nul besoin de retourner sa casquette.

Edit : Bill Ballaud (et non Balo comme je l’ai cru toute mon enfance, écrivant volontiers des rappels à l’ordre tels que « si je suis pas sage Bill Balo va venir me mettre une raclée » dans mon premier journal intime) est donc président du club de bras de fer Marly bras de fer et arbitre international. Maintenant que j’ai grandi et que papa n’a plus besoin de me mentir, il me dit : « C’est un sacré costaud le Bill. Mais c’est aussi le gars le plus gentil que j’aie jamais rencontré » (nom d’un chien, on dirait que je me suis bien faite avoir). Et donc, pour voir les vidéos de ses duels, c’est , et .