Avant, quand mémé avait la santé, on dînait chez elle les dimanches soirs. Tous les dimanches, sans exception et à 18 heures 30, très précisément, parce que c’était comme ça.
Maintenant, on a décidé que comme mémé avait fait la bonniche chaque dimanche soir depuis trente-cinq ans, il était temps qu’elle se mette les pieds sous la table et qu’on prépare le dîner à sa place. Du coup, on mange beaucoup moins tôt et il y est beaucoup moins question de lapin en sauce à la polenta ou de rôti de porc servi avec des nouilles trop cuites, même si les tartes à la rhubarbe sont toujours de rigueur. Ca fait plaisir à mémé et ça nous réunit tous autour de la même table, et comme ça, quand mémé a fini son verre de blanc, elle peut nous parler encore des souvenirs de la rue de Lorraine.
Ce dimanche-là, on était donc tous rassemblés, comme d’habitude. Mon père engueulait encore mon vieux mari pour je ne sais quelle raison et lui reprochait d’être fainéant en lui rappelant que c’était, je cite, « un petit bourgeois né avec une cuillère en argent dans le cul », et mon vieux mari – qui n’est pas du genre à s’offusquer aussi facilement – s’est contenté de rire modérément en buvant beaucoup de bière, c’est qu’il avait la finale de l’Euro comme excuse à son degré d’ébriété. Pendant ce temps, ma soeur me parlait de la plage, de son mini-short et de son gras en sifflant une coupe de champagne en prévision de la victoire. Et au milieu de tout ça, mémé mangeait des petits fours au fromage en nous écoutant.
Au bout d’un moment, j’ai dit en plaisantant à mémé qu’elle était en train de devenir une star de l’internet et qu’il y avait des gens qui lisaient ses récits de la rue de Lorraine. J’ai dû lui expliquer un peu ce que c’était, internet, et je suis pas certaine qu’elle y ait pigé grand chose vu qu’elle avait déjà du mal à cerner le mystère du Minitel (qu’on n’avait jamais le droit d’allumer même si elle en avait eu un gratis grâce à son fils qui bossait aux PTT). Je sais pas si elle a compris ce qu’il en était quand j’ai essayé de lui expliquer que je racontais ses histoires, sur mon ordinateur, et que les gens pouvaient les lire. Ca a eu l’air de la dépasser un peu vu qu’elle ne comprend pas l’intérêt de mettre quoi que ce soit en ligne sur ce maudit internet auquel elle n’a toujours rien compris.
« Bon mémé, ton public te réclame, il me faut de nouvelles histoires de la rue de Lorraine. »
Et elle a répondu :
« Ooooh, bonne mémère, tu vas arrêter tes conneries maintenant ! Et puis de toute façon, j’me rappelle plus de rien moi ! ».
Et mon père, qui la ramène toujours plus vite que tout le monde, a commencé à m’énumérer quelques cool facts concernant la rue de Lorraine, et j’en ai profité pour lui faire remarquer que s’il comptait piquer la vedette à mémé, il pouvait se brosser (bien qu’une rubrique sur mon père vaudrait sacrément le détour, et je ne dis pas seulement cela parce que c’est le genre de type qui installe des panneaux à l’égard des automobilistes sur lesquels il tague en fluo « Attention, radar à 1 km »).
Du coup, mon père a commencé à gueuler :
« Mais tu rigoles ou quoi, y en a plein des histoires de la rue de Lorraine, plein ! Par exemple y a celle de la vendeuse de tissu, tu te rappelles, celle qui se faisait sauter par ses dalmatiens ! »
Mémé est intervenue en disant que c’était rien que des conneries, que si ça se trouve elle avait jamais forniqué avec ses chiens celle-là, que d’abord, c’était même pas des dalmatiens, et puis que de toute façon tout ça, c’était rien que des racontars que colportaient les gosses du quartier.
Mais cette histoire de dalmatiens a rafraîchi la mémoire de mémé, pile au moment où mon père essayait de me convaincre de raconter à tout l’internet qu’il avait fait cuire au moins cinq cent salamandres dans sa jeunesse en répétant que ça, ça ferait une super bonne histoire (papa attrapait les salamandres – il les faisait bouillir vivantes dans une poêle – fin de l’histoire). Mon vieux mari un peu bourré s’en est mêlé et a dit à mon père que c’était à cause de lui qu’y avait plus aucune salamandre dans la région, et mon père lui a dit très vulgairement de la fermer en le traitant de sale baba cool écolo et en se servant un nouveau verre de vin en cubi, et c’est pile à ce moment-là que j’ai réalisé à quel point on était mûr pour l’émission Strip Tease.
Mémé a repris la parole après avoir réfléchi à ce qu’elle pourrait bien me raconter.
« Y a pire que les salamandres. », qu’elle a dit. « Y a la fois où ton père a foutu le feu au champ derrière chez nous. Moi je venais tout juste d’emménager dans le quartier. Déjà que je débarquais avec trois gosses, je peux te dire que les gens, ils m’avaient à l’oeil. Et à peine on était installés que l’autre là, il va pas me foutre le feu à un champ tout entier et qu’il me brûle le Bebele au deuxième degré ! On a eu de la chance que ça aille pas plus loin cette histoire, j’te le garantis. »
Papa a rigolé comme s’il était drôlement fier d’avoir fait cramer le Bebele et Mémé elle riait jaune, et on voyait bien que ce grand bonhomme de presque soixante ans, quand il en avait rien que neuf ou dix, il avait dû lui en faire sacrément baver.
« Et puis ton père, de toute façon, il me les faisait toutes. Un jour il a enfermé sa soeur, la Martine, dans un clapier à lapins. Il l’a enfermée là-dedans et il s’est barré sans rien dire. Et là Martine gueulait mais moi j’entendais rien, parce que je travaillais au magasin. Je sais pas combien de temps elle est restée enfermée là d’dans avant qu’on la retrouve, la zobiote. »
Mémé a protesté quand ma soeur lui a servi une deuxième coupe de Champagne, elle avait peur « que la tête elle lui tourne ». Alors elle a versé son champagne dans le verre de mon père en reprenant :
« Il m’en a fait une belle aussi, quand j’avais l’épicerie. Celui-là, il avait toujours la gueule fourrée dans les bonbons que je vendais au détail. Et ceux qu’il piquait le plus, c’était les chewing-gums. C’était des chewing-gums gagnants ou perdants, tu sais, qui étaient emballés un par un dans du papier. Si les gosses découvraient un chewing-gum vert, ils gagnaient et je leur en donnais un autre pour rien. Si c’était un rose, c’était perdu.
L’ennui, c’est que ton père, il avait déballé tous les chewing-gums, le salopard, et il avait piqué tous les verts. Après ça, il les avait tous remballés dans leur papier, tout bien comme il faut, mais y en restait plus que des roses, et moi j’en savais rien. Alors moi, je continuais à vendre mes chewing-gums et les gosses avaient tout le temps des chewing-gums perdants et j’leur disais : « C’est comme ça, c’est pas de chance ». Sauf que les mômes, ils ont pas tardé à se rendre compte qu’y en avait pas un seul qui avait eu un chewing-gum vert un jour, pas une seule fois. Alors ils sont venus protester à l’épicerie. J’avais tous les gosses qui gueulaient et qui nous traitaient de voleurs, parce qu’y avait jamais personne qu’avait de chewing-gums verts. Eh ben oui, tu penses, quand j’ai compris que c’était ton père qui les avait tous bouffés, j’avais l’air maligne moi. Oh c’coup-là il aurait presque mérité une raclée. »